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Penser l’autonomie dans la philosophie morale et sociale

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L’autonomie est une notion ambiguë faisant l’objet de vifs débats philosophiques, allant jusqu’à une remise en question de la pertinence même de son utilisation à des fins émancipatoires. Est-elle inséparable d’une idéologie néo-libérale capacitiste ? Porte-t-elle en elle des normes discriminantes qui échouent à servir les luttes des personnes vulnérables ? Guillaume Le Blanc et Marlène Jouan reviennent sur la notion d’« autonomie relationnelle » afin d’en présenter les atouts et les limites.

Première page du compte-rendu de la séance 5 du séminaire "Autonomie(s)" du 3 juin 2024 : "Penser l'autonomie dans la philosophie morale et sociale". Intervenants : Guillaumes Le Blanc et Marlène Jouan (philosophes).

Dans son intervention, Guillaume Le Blanc entend dévoiler les présupposés idéologiques qui sous-tendent la notion d’autonomie. Ce dévoilement s’accompagne d’une thèse visant à redéfinir l’autonomie comme nécessairement relationnelle – que ces relations soient individuelles ou collectives, sociales.

L’histoire de la notion d’autonomie la lie étroitement à la souveraineté politique collective et souveraineté individuelle.

« dans toute affirmation d’autonomie, qu’elle soit morale, politique ou existentielle, on retrouve l’idéal d’une maîtrise de soi et d’un processus permettant de devenir maître de soi. C’est cette relation à soi que l’on peut analyser comme une relation de souveraineté : par l’affirmation de son autonomie, un individu ou un groupe s’efforce d’être souverain, c’est-à-dire de ne pas dépendre d’un autre individu ou d’un autre groupe. »

L’autonomie devient un but et une norme, une injonction à se rendre indépendant de toute influence extérieure, pour mieux exercer sa propre volonté.

Cependant, il convient pour Guillaume Le Blanc de montrer que l’autonomie ne peut se développer que sous certaines conditions : l’autarcie de l’individu autonomie n’est qu’un mythe qui empêche de saisir correctement l’autonomie et stigmatise certaines conditions de dépendance, tandis que d’autres sont escamotées. En effet, toute vie est dépendante d’un ensemble de relations qui, précisément, permettent l’émergence de l’autonomie des personnes. Les relations de soin, mais également la propriété, sont cruciales pour l’existence des individus. La propriété est d’ailleurs si importante qu’une « propriété sociale » a été créée pour permettre à celles et ceux qui ne sont pas directement propriétaires de l’être malgré tout, à travers une solidarité collective.

« De la même façon que la fragilisation de la propriété de soi dans les régimes de précariat est marquée par la fragilisation des propriétés sociales – perte du logement, d’un droit à la santé, du travail –, un individu soutenu socialement grâce à la sécurisation de ses propriétés sociales peut se sentir à ce point sécurisé qu’il peut s’autoriser à dire « je ». »

L’autonomie est à la fois un fait et une visée normative : nous sommes autonomes, et nous le sommes par le fait même que nous cherchons à l’être malgré notre vulnérabilité.

L’autonomie doit donc être repensée.

« Il s’agit, dans cette analyse de l’autonomie comme relationnelle, de passer de l’individu comme être séparé à l’individu comme être relié. »

En effet, cela est nécessaire pour ne pas transformer cette notion en norme qui favorise les individus déjà aisés et fait violence à celles et ceux qui sont déjà précaires en leur imposant les objectifs des premiers, en les stigmatisant pour leur incapacité à les atteindre selon les chemins usuels.

 

Marlène Jouan rejoint l’intervention de Guillaume Le Blanc à travers la question qu’ils ont en commun : celle de la possibilité de développer une conception non-idéologique de l’autonomie, qui ne ferait pas de cette notion une norme dominante et stigmatisante. Partant également du constat selon lequel il existe une injonction à l’autonomie qui ignore la vulnérabilité humaine fondamentale, elle construit son argumentaire en s’appuyant sur les théorisations féministes et critiques de l’autonomie, ainsi que sur le handicap en tant que prisme à travers lequel observer les difficultés de l’accès à l’autonomie.

Elle présente le modèle social du handicap qui, pour venir critiquer le modèle médical antérieur, n’en est pas pour autant exempt de critiques.

« Dans le modèle social du handicap, la perte d’autonomie qui affecte les personnes handicapées est comprise comme n’étant pas générée par des déficiences pathologiques, mais comme socialement construite ou induite. Plus spécifiquement, la perte d’autonomie est le résultat d’une oppression structurelle qui se justifie et se dissimule en ayant recourt à une logique de naturalisation. »

Le modèle social du handicap implique un nécessaire changement non pas de l’individu handicapé, mais de la société qui ne lui offre pas le cadre qui lui permettrait l’autonomie qu’on l’enjoint pourtant à avoir.

« Le rapprochement de ce modèle social avec les théorisations féministes de l’oppression ou de la domination des femmes s’impose en vertu de l’analogie entre, d’un côté, la déficience et le handicap et, de l’autre, le sexe et le genre – le premier étant chaque fois biologique ou « naturel » quand le second est social, culture, historique. »

Le concept d’autonomie en lui-même fait l’objet de critiques importantes quant à son utilité, voire à sa nocivité intrinsèque. Pour certaines théoriciennes, il conviendrait de l’abandonner, tandis que pour d’autres, ce ne sont que ses dérives idéologiques libérales et individualistes qu’il faut rejeter, en instaurant un concept relationnel de l’autonomie qui soit en rupture avec une conception de l’autonomie comme réussite personnelle.

« Il faut également concevoir l’autonomie elle-même – celle des agents ou de leurs capacités – comme exigeant un certain type d’organisation sociale d’où les rapports de domination et de dépendance économique seraient absents. »

Le concept d’autonomie relationnelle permet une critique du modèle social du handicap et en propose un correctif. Les revendications du mouvement des personnes handicapées ont en effet eu pour conséquence non pas la remise en cause de l’idéologie de l’autonomie, mais son renforcement malgré ses effets néfastes : l’autonomie est ainsi devenue une injonction dans un contexte de gouvernementalité néolibérale.

« Le concept d’autonomie relationnelle offre à cet endroit deux ressources critique issues de l’expérience et du point de vue des femmes en tant qu’individus historiquement considérés comme non-autonomes par nature, mais chargés en revanche d’assurer le maintien et l’autonomie des autres. »

L’autonomie est ainsi non pas l’antithèse de la relation, mais la relation est au contraire au fondement de l’autonomie – dans la mesure où les individus parviennent à faire de leurs relations des sources d’émancipation à travers la lutte contre les structures de domination.

« Cela signifie que l’émancipation individuelle portée par le concept d’autonomie relationnelle est indissociable d’une émancipation collective, et donc d’un objectif de justice économique, sociale et politique. »

Cependant, le concept d’autonomie relationnelle fait également l’objet de critiques. Il comporte des défauts de nature politique en ce qu’il exclue certaines personnes de l’accès à l’autonomie : certaines approches utilisant ce concept comportent des injonctions normatives qui perpétuent l’autonomie comme un idéal de fonctionnement social. Il comporte également des défauts de nature analytique, car il tend à dissimuler la question du type de relations qui seraient propices au développement de l’autonomie.

« il faudrait pouvoir penser l’autonomie à travers la séparation et non pas seulement par le prisme de la relation, le refus de la relation et pas seulement sa sollicitation »

Pour autant, Marlène Jouan conclut en faveur de l’utilisation du concept d’autonomie.

« Si l’on estime important de retrouver l’alliance originelle de l’autonomie avec la rupture, même par la reliaison ou par le nouage d’autres relations, avec la capacité à montrer son désaccord […] il semble donc que le concept d’autonomie relationnelle soit une ressource plutôt qu’un obstacle. »

 

A propos de Guillaume Le Blanc et de Marlène Jouan

 

Guillaume Le Blanc est professeur de philosophie politique et sociale à l’Université Paris-Diderot. Il a travaillé sur les vies précaires et la vulnérabilité. Spécialiste de Canguilhem, il a abordé par différents angles le rapport entre les milieux, les vies, les corps ordinaires et ceux qui sont plus fragilisés. Il est notamment l’auteur de Vies ordinaires, vies précaires (Editions du Seuil, 2017) et de Que faire de notre vulnérabilité ? (Bayard, 2011).

Marlène Jouan est maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Grenoble-Alpes. Elle a travaillé sur les investissements normatifs et politiques de la notion d’autonomie et a dirigé avec Sandra Laugier l’ouvrage Comment penser l’autonomie, entre compétence et dépendance ? (Presses Universitaires de France, 2009), ainsi que Voies et voix du handicap (Presses universitaires de Grenoble, 2013).

 

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