Une modélisation de la notion d’autonomie, construite à partir de ses usages dans le secteur du handicap, du grand âge, du social et du médical, peut-elle aider à améliorer les pratiques d’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité ? Réponse avec Olivia Gross autour de la présentation de son ouvrage Vers une modélisation de l’autonomie (DOIN, 2024), et en discussion avec nos invitées travaillant dans le secteur du handicap Anne-Geneviève Moalic, Laetitia Rebord et Eléonore Segard.
Présentation du livre d’Olivia Gross
Pourquoi une modélisation ?
Le travail de modélisation de la notion d’autonomie par Olivia Gross a émergé d’un triple contexte. Pour elle, il était en premier lieu important de chercher à réduire les écarts entre les pratiques professionnelles d’accompagnement et les revendications des personnes concernées. Deuxièmement, le cloisonnement des différents secteurs faisant référence à l’autonomie lui a paru inadéquat, puisque les personnes passent, tout au long de leur vie, de l’un à l’autre.
Pour autant, il était nécessaire d’explorer en même temps les différences entre ces secteurs, pour envisager l’amélioration des pratiques professionnelles d’accompagnement.
Enfin, le concept d’autonomie étant omniprésent dans son cadre de recherche et lui étant très cher, elle a souhaité l’explorer pour mieux le comprendre.
Une grande diversité de sources
Il s’agit d’une synthèse pluridisciplinaire, qui a amené Olivia Gross à s’intéresser à de nombreuses sources : philosophie morale et éthique médicale, littératures grises de revendication des personnes accompagnées et guidant l’action professionnelle, guides et rapports, littérature juridique, etc. Ces références hétéroclites lui ont permis de retracer l’histoire du concept d’autonomie au sein du continuum de la santé tout en décrivant les discours et pratiques de l’autonomie ainsi que leurs implicites.
L’autonomie, un concept suspect ?
Elle défend la pertinence de l’usage du concept d’autonomie face aux critiques qui lui sont faites.
Si l’autonomie est un devoir, il incombe aux accompagnants qui doivent entendre le refus des personnes concernées d’être infantilisées. De plus, l’autonomie ne saurait être une valeur fondamentalement individualiste et néolibérale : une personne autonome vit selon ses propres valeurs –individualistes ou non.
Concepts, définitions, distinctions et lexique
L’ouvrage Pour une modélisation de l’autonomie est notamment consacré à la présentation de nombreuses définitions de l’autonomie qui co-existent, ainsi qu’à des distinctions d’avec des concepts connexes et/ou qui sont considérés comme lui étant opposés. Il y a là un important travail de d’éclaircissement conceptuel qui est opéré.
- Care et interdépendance – La notion de care est selon elle discutable, alors même qu’elle est souvent considérée comme liée à celle d’autonomie : il faudrait qu’elle signifie non pas « prendre soin » des personnes (ce qui risque d’être fait à leur insu), mais « prendre soin de l’autonomie des personnes ». Les théoriciennes du care ont formé la notion d’interdépendance, qui est pertinente dans certains cadres, mais pas dans ceux du soin où de l’accompagnement, où les personnes accompagnées sont nettement plus dépendantes que celles qui les accompagnent.
- Limiter l’usage de la notion d’autonomie relationnelle – La notion d’autonomie relationnelle devrait être utilisée seulement dans le contexte de relations qui sont effectivement au service de l’autonomie des personnes.
- Dépendance et indépendance – Les notions de dépendance et d’indépendance sont souvent rejetée par les professionnels des secteurs étudiés. La notion de dépendance est de plus en plus abandonnée au profit d’un discours sur l’autonomie. Celle d’indépendance est, quant à elle, est considérée par les professionnels comme risquant de mener à une trop grande responsabilisation des personnes et à un risque d’abandon. Elle peut cependant être très positive et servir d’idéal à viser, notamment lorsqu’on parle d’indépendance d’esprit ou d’indépendance de vie.
- Autosuffisance et autonomie financière, sexuelle et reproductive –L’autosuffisance, en revanche, n’est pas un idéal à viser car personne n’est capable d’être autosuffisant. L’autonomie financière ne désigne pas les sources de revenus, mais le fait d’avoir accès des revenus permettant de vivre sa vie. Il en va de même pour l’autonomie sexuelle et reproductive : il ne s’agit pas de capacités intrinsèques aux personnes qui seraient limitées, mais des barrières sociales, environnementales, qui entravent les personnes dans l’exercice de leurs droits.
- Autonomie décisionnelle et autodétermination – L’autonomie décisionnelle est la première aspiration des personnes : c’est ce qui leur permet de s’opposer face à des pratiques d’accompagnement directives à leur égard, et d’exprimer leurs préférences. Dans le champ du handicap, la notion d’autonomie tend à se confondre avec celle d’autodétermination, mais il y a une grande différence entre la façon dont celle-ci est conçue par les personnes concernées et la façon dont elle est pensée par la Haute autorité de santé, qui leur demande de savoir estimer ce dont ils sont capables avant même d’avoir fait quoi que ce soit.
- Autonomie volitive et autonomie sociale –L’autonomie volitive recouvre l’idée d’une permanence identitaire des personnes, qui nous pousse à réitérer chaque jour nos décisions et d’agir de sorte à les poursuivre par nos actes, de manière relativement constante. L’autonomie sociale renvoie pour sa part à la construction de liens sociaux et à l’exercice de la citoyenneté.
- Autonormativité et émotions – Le concept d’autonormativité, enfin, est important. Chaque personne est porteuse de sa propre norme de bien-être, qui ne saurait être présumée par un observateur extérieur : on peut se sentir bien alors qu’on a l’air d’aller mal, et inversement. L’autonormativité est également émotionnelle, car nos émotions jouent un rôle important dans nos prises de décision et dans l’expression de nos personnalités, de nos singularités.
Vers le paradigme des mobilités
L’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité est assorti, pour elles, de nombreuses contraintes, tant en termes d’accessibilité que dans les modalités d’accès qui leurs sont offertes, souvent particulièrement restreintes. Les choix proposés sont peu nombreux, et les changements de vie (lieu de résidence, métier, conjoint, emploi, catégorie sociale, etc.) sont particulièrement difficiles. Il pourrait être pertinent d’évaluer les politiques de l’autonomie à l’aune des mobilités réussies.
Une modélisation pyramidale
La modélisation proposée par Olivia Gross prend la forme d’une pyramide à trois étages. Tout en haut se trouve l’autonomie des personnes, qui dépend des niveaux sous-jacents. Le niveau le plus fondamental est celui des représentations sociales et des actions structurelles, qui influent sur le deuxième niveau, celui des pratiques professionnelles permettant de favoriser l’autonomie des personnes (ou du moins de ne pas lui porter atteinte).
Table-ronde
La table-ronde avec les intervenantes Laetitia Rebord, Anne-Geneviève Moalic et Eléonore Segard a été l’occasion de présenter leurs activités respectives autour de l’accompagnement des personnes en situation de handicap – pratiques professionnelles, pratiques de recherche – et d’échanger sur ce que pourrait apporter à ces pratiques l’ouvrage d’Olivia Gross.
Enseigner en maternelle auprès d’enfants autistes
Anne-Geneviève Moalic évoque son travail d’enseignante dans un dispositif ULIS, en maternelle. Y sont accueillis, sur certains temps de leur quotidien, des enfants présentant des troubles du spectre autistique, par ailleurs inscrits dans des classes ordinaires où ils se rendent régulièrement. Elle travaille à accessibiliser les apprentissages pour ces enfants, qui sont aussi accompagnés, selon les besoins, par des accompagnants (les AESH). L’autonomie est pour elle un enjeu important et un sujet complexe : pour tous les enfants, l’autonomie en classe est l’autonomie des apprentissages, et elle est très relative.
Vers la pair-aidance professionnelle
Laetitia Rebord raconte son parcours vers le rôle de pair-aidante professionnelle, qui est son métier tout autant que celui de formatrice à l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Atteinte d’un handicap moteur du fait d’une amyotrophie spinale, elle est entièrement physiquement dépendante, et elle s’est un jour trouvée manquer de ressources et de soutien concernant la vie affective et sexuelle. Elle est partie en quête de ces ressources, qu’elle a notamment trouvées grâce à ses pairs : c’est cela qui lui a donné envie de transmettre son expertise et son expérience.
Recherche appliquée dans le champ du handicap
Eléonore Segard présente son activité de chercheuse dans le champ du handicap et de la recherche appliquée. Dans ce domaine, l’utilité de la recherche pour les acteurs de terrain est une préoccupation centrale, et c’est l’amélioration de l’accompagnement des personnes en situation de handicap qui est visée, son alignement avec les grands principes de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. Pour elle, l’autonomie est une perspective fondamentale.
Penser avec la modélisation
Unifier les pratiques
Pour Anne-Geneviève Moalic, l’autonomie à l’école est très encadrée, tout en étant un sujet très questionné qui implique de nombreuses définitions, qui varient en fonction des personnes interrogées.
Passer par cette modélisation pourrait permettre une harmonisation des pratiques.
Vers des choix éclairés
Laetitia Rebord explique qu’en tant que pair-aidante, elle agit pour que les personnes puissent faire des choix éclairés. Les personnes en situation de handicap sont souvent maintenues dans l’ignorance des possibilités qui s’offrent à elles. La vie en institution et ses nombreuses contraintes sont la solution la plus mise en avant, au détriment des initiatives individuelles de droit commun. Cela limite l’autodétermination et l’empowerment des personnes, et informer est donc crucial pour accompagner l’autonomie.
Dénoncer le validisme
Laetitia Rebord évoque également la notion de validisme, une oppression systémique qui est encore trop peu nommée et conscientisée alors qu’elle est à l’origine des discriminations que subissent les personnes en situation de handicap.
Penser un écosystème
Pour Eléonore Segard, la modélisation permet de comprendre le caractère écosystémique de l’autonomie : elle n’est pas de la responsabilité de l’individu seul mais tient à la société et aux relations d’accompagnement. Dans l’accompagnement, il faut toujours être attentif à ce que les pratiques et les postures des tiers promeuvent – ou soutiennent, respectent, reconnaissent – l’autonomie des personnes. Le sentiment d’autonomie est à cet égard particulièrement important, même s’il faut rester vigilant : parfois, les personnes ont appris à se contenter de peu.
Accompagner les mobilités
Les petits pas
Un second point de discussion a porté sur le paradigme des mobilités proposé par Olivia Gross : quel rapport ont les intervenantes aux mobilités dans leurs réflexions et leurs pratiques ? Pour Anne-Geneviève Moalic, le cadre scolaire contraint fait de la recherche de la mobilité un travail à « petits pas » qui se réalise dans le quotidien par des actions qui sortent un peu des attendus. Il faut pour cela rester attentif au fonctionnement des enfants, qui permet de repérer ce qui les intéresse en dehors de ce qui est prévu, et de les accompagner vers ces activités.
Sortir des institutions
Laetitia Rebord affirme qu’il faut bien sûr soutenir les mobilités émotionnelles.
Mais l’enjeu pour elle est aussi d’aider ses pairs à s’extraire des institutions, dont la famille, qui ferment devant eux le champ des possibles. Elle constate souvent que les personnes qu’elle accompagne ont intériorisé les normes validistes et ne s’autorisent pas à envisager de réaliser ce à quoi ils aspirent. La première et principale lutte à mener pour ouvrir les mobilités est selon elle celle de la désinstitutionnalisation.
Alice Rivière : la reco culture de Marianne Vigneulle
Marianne Vigneulle, responsable de la médiation scientifique du PPR Autonomie, nous a fait découvrir le personnage de fiction documentaire Alice Rivière, apparu pour la première fois en 2009 dans le roman Réveiller l’aurore. Alice y apprend être porteuse du gène de la maladie de Huntington, une maladie neuroévolutive : ce diagnostic, posé avant l’apparition de tout symptôme de dégénérescence, bouleverse sa vie et constitue le point de départ d’un cheminement pour se réapproprier son avenir face à cette annonce.
Alice Rivière poursuit ses aventures dans le roman Pas moi, puis devient autrice-narratrice dans les livres-manifestes de Dingdingdong et Anouck. Elle sort ensuite des pages des livres pour rejoindre d’autres espaces de narration, de dialogue et de pensée – conférences, lectures, workshops, rencontres, etc. Par la puissance de la fabulation, Alice Rivière invite à dépasser l’assignation à la maladie et à se réapproprier son corps, ses choix et son avenir.
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