Le Comité européen des droits sociaux rendait public le 17 avril dernier sa décision faisant suite à une réclamation du Forum européen des personnes handicapées et Inclusion Europe [1]. Cette décision arrive après de nombreux rapports qui, tous, ont formulé des alertes et des critiques quant à la politique française du handicap [2]. Dans le même temps, la 6ème Conférence nationale du handicap qui s’est tenue le 26 avril dernier, temps forts de mise en débat des orientations de politiques publiques, a été annoncée précipitamment et sans réelle concertation avec les parties prenantes, si l’on en croit la prise de position du Collectif Handicaps et son appel au boycott. Pierre-Yves Baudot, sociologue et politiste, Professeur de sociologie à l’Université Paris-Dauphine (IRISSO), éclaire pour nous ce qui s’est joué dans cette séquence et décrypte les principales critiques formulées à la France ces dernières années, et évoque les apports de la recherche sur ces questions.
PPR Autonomie. Une critique qui revient souvent à l’encontre de la France est celle du « modèle médical » qui serait encore trop présent dans la manière d’appréhender les enjeux liés au handicap, au détriment d’une approche par les droits prônée par les organisations internationales, que la France s’est d’ailleurs engagée à respecter. Comment expliquez-vous le maintien de cette dynamique en France, et la résistance de la part de certains acteurs (gouvernement, associations gestionnaires) à adopter cette nouvelle approche ?
Pierre-Yves Baudot. Le modèle des droits rencontre une très forte adversité, comme actuellement beaucoup d’autres politiques fondées sur les droits, dans notre pays et ailleurs dans le monde. Il faut peut-être envisager que la situation des droits des personnes handicapées n’est pas en train de s’améliorer, contrairement à l’idée qui voudrait que nous soyons simplement en retard. Un narratif qui dirait : « en retard, oui, mais sur la bonne voie ».
Le droit à l’accessibilité de toutes et tous à tout – qui n’a jamais vraiment été mis en œuvre – a été biffé des textes par la loi ELAN adopté en 2018, par exemple. Le droit à l’inclusion scolaire a également été remis en cause, au plus haut niveau, par le ministre de l’Education nationale (qui est certes ensuite revenu sur ses propos).
Le « modèle médical » est une approche du handicap qui fait résider celui-ci dans une déficience et qui conditionne donc l’intégration à la société ordinaire à une réadaptation fonctionnelle, qui bien souvent n’arrive pas. Le modèle médical s’est matérialisé dans une solution d’action publique : l’institution médico-sociale, dans laquelle on entre pourvu d’un certificat médical et dont on sort très peu. Ce modèle médical s’est aussi incarné dans une régulation particulière, celle d’une délégation d’action publique à des associations gestionnaires, sans forcément d’ailleurs qu’il soit impossible de découpler les deux.
Le modèle des droits, qui insiste sur la place dévolue aux personnes handicapées dans la société, autant qu’à n’importe qui, bouscule cette solution et la régulation qui la porte. Il suppose d’autres formes de financements, d’autres formes d’accompagnement professionnel. Mais surtout, il implique une transformation de l’ordinaire des pratiques institutionnelles, à l’école, au travail, de telle sorte que celles-ci soient inclusives, c’est-à-dire par exemple qu’une réunion de travail soit prévue avec des dispositifs d’accessibilité (texte alternatif sur les images d’un power point, traduction en langue des signes, respect des horaires de début et de fin pour ne pas nuire au déplacement des personnes handicapées qui font face à un environnement inaccessible), donc faire en sorte que cette réunion n’ait exclu personne avant même de commencer.
PPR Autonomie. Un autre thème central est celui de l’accessibilité des lieux publics, mais aussi privés, comme les logements. Le Comité européen des droits sociaux adresse une critique directe au gouvernement d’Emmanuel Macron au travers du vote de la loi ELAN en novembre 2018 qui réduit les ambitions de 100% de logements accessibles dans le bâti neuf prévus par la loi de 2005 à seulement 20% (aujourd’hui ce sont 40% des logements existants qui sont accessibles). Le Comité reproche le report de l’application effective de cette même loi de 2005 estimant qu’il s’agit là d’une attaque à l’inclusion des personnes handicapées. Que nous disent les travaux en sciences politiques sur ce sujet du quotidien qui pour beaucoup va accentuer l’exclusion de nombreux individus ?
Pierre-Yves Baudot. Je travaille depuis deux ans dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’IReSP [3] sur la question du logement des personnes handicapées en France. Il existe peu de données analysées sur cette question-là et il est possible que l’absence de connaissances sur la réalité vécue des personnes handicapées sur les questions de logement ait pu faciliter le passage de la loi ELAN, qui revient donc sur l’existence même d’un droit à l’accessibilité pour les personnes handicapées [4].
La diminution du nombre de logements accessibles construits en France rend aujourd’hui encore plus improbable l’accès à un logement adapté pour les personnes actuellement handicapées, alors même qu’on sait très bien, et depuis longtemps, qu’une part de plus en plus importante de la population va être confrontée, du fait du vieillissement de la population, à des problématiques de perte d’autonomie. Il est souvent trop tard pour rendre accessible un logement quand la perte d’autonomie survient, et les délais de traitement des dossiers de prestation de compensation du handicap, quand on y a droit, amènent bien souvent à renoncer aux travaux, ou pour ceux qui en ont les moyens, à les payer sur leurs deniers personnels. Il y a de ce point de vue une vraie défaillance du système de protection sociale.
Pour les personnes handicapées, le logement est un accélérateur d’exclusion : l’ascenseur qui ne fonctionne pas empêche d’aller chercher le pain ou de sortir faire ses courses, l’appartement trop petit pour héberger décemment sa famille, l’appartement insalubre dont on ne peut pas bouger, faute de solutions alternatives, et qui provoque une aggravation des problèmes de santé…
Cette question vient aussi entrecroiser d’autres facteurs de domination. Les difficultés de logement s’inscrivent parfois dans des parcours migratoires, qui ont grandement complexifié l’accès au logement.
L’absence de coordination entre l’action publique en matière de logement et celle en matière de handicap place les individus dans un vide institutionnel.
PPR Autonomie. Du côté de la prise en charge et de l’accompagnement du handicap, la France est régulièrement pointée du doigt pour son maintien d’un important dispositif institutionnel. En outre, les différents rapports s’attardent sur les très fortes inégalités qui existent entre les institutions, de même que « l’exil » vers la Belgique auquel sont contraintes de nombreuses personnes, exil financé par l’Etat lui-même. D’un côté, on souligne la nécessité de mettre fin à l’institutionnalisation et, de l’autre le gouvernement est invité à relocaliser une partie des établissements et services afin d’assurer le respect du droit de résidence et le droit à une vie familiale. Comment concilier des injonctions a priori contradictoires ?
Pierre-Yves Baudot. Il n’y a pas de contradiction dans les injonctions. D’un côté, la France doit évidemment restreindre l’exil en Belgique de familles sans solutions. Pour le faire, elle a opté pour deux solutions. D’une part, l’optimisation des ressources, en essayant de fluidifier les occupations de place, en appariant au mieux – ici comme en d’autres secteurs (l’emploi notamment) – les ressources disponibles aux besoins. Pour des raisons essentiellement budgétaires, mais aussi pour des raisons politiques (ne pas continuer à donner des capacités d’action aux associations gestionnaires, que le pouvoir politique aimerait pouvoir contourner), les différents gouvernements l’ont fait sans créer de places supplémentaires en établissement : le nombre de places en IME (institut médico-économique) est ainsi quasiment stable depuis 2005. Il n’augmente pas, mais ne baisse pas non plus, alors que la désinstitutionnalisation devrait conduire à faire diminuer ce chiffre. La résolution de la question de l’exil belge n’a pas été l’occasion de repenser l’offre de services à la personne, ses modalités de financement, les conditions de travail des femmes (ce sont des professionnelles quasi-exclusivement féminines) qui y sont employées, la nature de la relation de soin et d’aide qui unit l’aidante et la personne handicapée. A la place, c’est essentiellement un dispositif indissociablement budgétaire (rationalisation de la dépense) et politique (recentralisation politique de la décision) qui a été mis en œuvre.
PPR Autonomie. Les disparités départementales d’accès aux droits sont un autre élément récurrent des critiques formulées à l’égard de la France. Concrètement, les pratiques des MDPH sont pointées du doigt en ce qu’elles produiraient des inégalités de traitement, ouvrant sur le sujet du pilotage national des politiques de l’autonomie, et de ses moyens. Pouvez-vous revenir sur les motifs qui ont présagé au choix de la décentralisation et ses conséquences, notamment pour les usagers ?
Pierre-Yves Baudot. En 2003-2004, quand la loi du 11 février 2005 est débattue, il y a deux grandes recettes de réforme administrative qui sont en vogue : décentraliser et fusionner. C’est l’époque de l’acte II de la décentralisation, processus qui repose sur une double logique : d’une part, l’État souhaite se séparer d’un certain nombre de fonctions d’exécution pour ne conserver que celles du pilotage stratégique, tandis que les collectivités locales veulent acquérir des capacités politiques pour résister à la concurrence inévitable entre ces différents niveaux d’action publique.
Mais ces deux logiques produisent une double déception : privé de relais territoriaux, l’État devient incapable de mesurer à distance les populations et les territoires qu’il est censé contrôler. Il va s’écouler plus de quinze ans avant que l’État n’arrive à mettre en place des outils statistiques lui permettant de savoir ce qu’il finance. Les départements récupèrent les compétences sociales, mais sans les financements associés dont les montants restent comme figés dans le temps : c’est le cas sur le RSA (revenu de solidarité active), c’est aussi le cas sur la PCH (prestation de compensation du handciap) dont le montant versé par péréquation ne couvre pas toujours (c’est un euphémisme) les montants attribués par les MDPH et versés par les départements.
Le système créé en 2006 ne satisfait donc personne et sera continuement remis en cause, avant que la loi ASV (loi sur l’adaptation de la société au vieillissement) de 2015 ne concède à chaque département la faculté de s’organiser comme il le souhaite, provoquant une très forte disparité des situations départementales, et une plus grande difficulté à les comparer.
L’une des innovations majeures de la loi de 2005 tenait dans le fait que l’évaluateur des droits (la MDPH) n’était pas celui qui les finance (le département, l’État) : cela s’était matérialisé dans le statut juridique des MDPH. Celles-ci étaient des groupements d’intérêt public (GIP), prévues pour n’être dépendantes ni de l’État, ni des départements. Mais dès la mise en œuvre de la loi, cet équilibre très instable n’a pas été respecté. Cette idée est aujourd’hui enterrée bien profondément dans les oubliettes de l’histoire des innovations générées par les politiques des droits.
PPR Autonomie. Le Comité européen des droits sociaux souligne un manque de cohérence et de pilotage de la part du gouvernement qui permettrait de faire du handicap un véritable enjeu des politiques publiques. De nouvelles mesures ont été annoncées dans le cadre de la 6ème CNH. Vous paraissent-elles de nature à répondre au portrait plutôt sombre qui est dressé de la stratégie gouvernementale actuelle ?
Pierre-Yves Baudot. Ce qui m’a frappé à la CNH, c’est la facilité des dirigeant·es du pays à reconnaître sans difficulté que la France est défaillante en matière d’accessibilité, d’égalité et de mise en œuvre des politiques en termes de droit. Cela a pour objectif de chercher à désarmer partiellement la critique, mais ça reste quand même surprenant. Il me semble que c’est une des modalités d’un narratif politique de déresponsabilisation des gouvernants : comme si dans ce retard, il ne s’agissait que d’un simple problème de mise en œuvre, que l’intendance allait finir par suivre, que la conviction est là, mais qu’il s’agit juste de faire de la pédagogie…
A mon sens, le problème est inverse : je ne vois pas de décision permettant d’aller dans le sens de ce qui est recommandé par les instances internationales mentionnées dans votre question. Le remboursement intégral des fauteuils roulants, mesure « phare » de cette CNH ? Elle risque de ressembler à ce qui se fait pour le 100% dentaire ou 100% lunettes : des produits standards absolument pas adaptés aux situations individuelles. 1,5 milliards d’euros pour l’accessibilité ? C’est surtout 5 ans de délai supplémentaires accordés, alors que l’agenda des Ad’Ap arrive à son terme en 2024. L’annonce de la reconnaissance des mêmes droits aux travailleurs des ESAT [établissements ou services d’aide par le travail] que ceux contenus dans le Code du travail ? C’est une façon de ne pas appliquer le droit commun… Trois mesures chocs, trois façons de reculer sans le dire.
PPR Autonomie. Le constat revient souvent d’une difficulté à mettre en place des réponses politiques adaptées face au manque de connaissances. La 5ème CNH annonçait en 2020 le déploiement du PPR Autonomie, et la nouvelle édition de cette conférence vient réaffirmer son soutien à une recherche interdisciplinaire et participative sur le handicap, sans pour autant débloquer de nouveaux moyens. Pouvez-vous revenir sur la structuration de ce champ de recherche en France, et ses besoins à l’avenir ?
Pierre-Yves Baudot. La recherche sur le handicap connaît en France une forte vitalité. Son développement est pour partie et indirectement lié à la loi de 2005. La création de la CNSA, qui fonctionnait davantage comme une agence que comme une caisse, a accru le besoin de connaissances. De nombreuses recherches (dont les miennes) sont le produit de cette augmentation des financements.
Ce développement se situe aussi à un moment où, à la différence d’autres inégalités et discriminations (liées au genre et à la race) qui commencent à être mieux connues, le handicap, considéré comme un objet spécifique de politiques sociales, n’a pas suscité le même investissement. Les approches en termes de genre ou de race irriguent aujourd’hui les recherches sur le handicap, pour mieux comprendre la façon dont interagissent ces différentes dimensions. Plusieurs sessions du congrès de l’Association Française de Sociologie au mois de juillet, consacré au thème des « intersections », porteront d’ailleurs sur le handicap au regard d’autres dominations. A la différence des États-Unis ou de l’Angleterre, les recherches sur le handicap ne sont pas constituées en studies.
L’enjeu est, à mon sens, davantage d’inscrire le handicap comme un questionnement central de sociologie générale. De ce point de vue, il y a encore du travail. Plusieurs grosses sommes sociologiques françaises sorties ces derniers mois ne considèrent pas du tout la question du handicap : le mot est totalement absent de l’index ! Cela n’interdit pas aux étudiantes et étudiants de se montrer très intéressés par les questionnements qui sont ceux véhiculés par cette thématique, et de nombreuses doctorantes et doctorants de s’engager dans des thèses passionnantes sur ces sujets.
Il faut dire que le handicap est effectivement au cœur des problématiques les plus contemporaines : sur la définition du concernement comme motif de participation à l’action publique, sur les répertoires d’actions protestataires, sur le changement dans l’action publique, sur les inégalités sociales provoquées par le handicap, sur le rapport à l’autonomie, sur la notion même de consentement et de représentation politique…
PPR Autonomie. Pour finir, une question plus ouverte peut-être. Comment les recherches conduites par vos collègues et vous-mêmes peuvent être mobilisées afin que la France respecte davantage ses engagements envers la population handicapée ?
Pierre-Yves Baudot. A mon sens, les recherches sur le handicap donnent à la fois une description assez fine des situations vécues, des expériences de la discrimination, des traces biographiques laissées par le handicap sur les chances sociales des individus. Elles peuvent donc déjà servir à décrire le monde social sous l’angle des effets produits par le handicap. Nos recherches apportent des éléments factuels sur les effets des politiques publiques sur les populations concernées. Elles peuvent servir à construire comme problème public des événements qui sont souvent vécus comme des drames individuels. Ces recherches permettent aussi de comprendre les logiques complexes qui tendent ces politiques, et donc d’y voir plus, pour éclairer politiquement ces inégalités. Reste que, à la différence d’autres périodes, où les liens entre recherche et mouvements sociaux étaient davantage marqués, la mise en relation de ces deux dynamismes, celui de la recherche en sciences sociales et celui des mouvements sociaux proposant des alternatives aux politiques actuelles sur le handicap, est à construire.
[2] Dans le cadre de l’examen du rapport initial de la France sur la mise en œuvre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) par le Comité des droits des personnes handicapées des Nations-Unies, du 18 au 23 août 2021, on peut citer le « Rapport parallèle de la Défenseuse des droits dans le cadre de l’examen du rapport initial de la France sur la mise en œuvre de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées » publié en juillet 2021, ou les « Observations finales sur le rapport initial de la France » publié en septembre 2021.
[3] En savoir plus sur l’IReSP, l’Institut pour la recherche en santé publique.
[4] Un article sur ce sujet est à paraître en juin 2023 dans la revue Droit et Société.