A l’occasion de la journée mondiale de lutte contre la maltraitance envers les personnes âgées qui a lieu le 15 juin depuis 2011, Marie Beaulieu, gérontologue canadienne, a accordé un entretien au PPR Autonomie. Spécialiste du sujet de la maltraitance envers les aînés depuis la fin des années 1980, ayant occupé de nombreuses fonction à l’articulation entre recherche et action publique, tant au Canada qu’au niveau des instances internationales, elle revient pour nous sur la contribution de la recherche à ces enjeux.
PPR Autonomie – De 2010 à 2022, vous avez dirigé la Chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées de l’Université de Sherbrooke, au Québec. Elle est née d’une volonté politique. Pouvez-vous revenir sur ce qui a motivé sa création, et les actions qui y sont conduites ?
Marie Beaulieu. La chaire est financée par le gouvernement du Québec. La ministre responsable des aînés en poste en 2007, détentrice d’un doctorat en sciences sociales, était intéressée à connaître les résultats de recherche et, à partir de ces résultats, de pouvoir former les différents acteurs du champ, dont les planificateurs de politiques publiques. De ce fait, la chaire en sus d’un mandat de développer des recherches libres a aussi pour mandat de répondre à des questions des responsables publics et du cabinet de la ministre.
Dans mon rôle de titulaire de chaire, j’ai contribué à l’écriture des plans d’action gouvernementaux, c’est-à-dire à la réponse politique du Québec concernant la lutte contre la maltraitance, avec un premier plan d’action, sorti en 2010, un deuxième en 2019, et un troisième en juin 2022. En préparation de ces plans, le gouvernement évalue l’implantation du plan en cours et met en place une consultation publique des parties prenantes pour identifier des priorités pour l’action.
Par ailleurs, les équipes de la chaire ont aussi pour mission, deux fois par an, de former les vingt coordonnateurs régionaux de lutte contre la maltraitance, qui sont des intervenants du réseau public de la santé et des services sociaux.
Pour donner un exemple récent de recherche, en 2022, les travaux de la chaire ont permis de constater qu’il existe plus d’une vingtaine de définitions administratives ou légales de la maltraitance au Canada, à l’échelle des territoires, des provinces, ou au niveau fédéral, ce qui cause, je ne vous le cache pas, une certaine cacophonie. Ainsi, je travaille aujourd’hui auprès du gouvernement fédéral à l’élaboration d’une définition administrative de la maltraitance.
PPR Autonomie – La question de la maltraitance envers les personnes âgées et les personnes handicapées émerge dans le monde anglo-saxon dans les années 1970 et 1980. Depuis, c’est un sujet qui se retrouve régulièrement, et de plus en plus ces derniers temps, au cœur du débat public. La tenue des états généraux sur la maltraitance en France en témoigne. Comment expliquez-vous l’émergence de telles séquences ici mais aussi à l’étranger ? Quels sont les éléments qui selon vous ont participé ou participent à la mise à l’agenda de cette thématique ?
Marie Beaulieu. J’aurais envie de vous répondre de façon un peu bête : « il était temps ! ». Il était temps parce que l’on s’est beaucoup préoccupé – et l’on continue de le faire, à raison -, de la maltraitance envers les enfants, des violences conjugales et, plus largement, des violences intrafamiliales. Or, la maltraitance envers les ainés est plus complexe car elle ne se produit pas qu’au sein des familles ; on la retrouve partout où il y a des aînés soit dans les commerces, en hébergement, etc.
Par ailleurs, je pense que l’opinion publique est facilement choquée, et avec raison, quand des médias rapportent des situations de violence ou de négligence envers des personnes aînées. Et un certain nombre de personnes – pas toutes – ont pris conscience de ces enjeux pendant la pandémie qui a profondément modifié la manière d’aborder de multiples enjeux sociaux. Par exemple le Premier ministre du Québec, en avril 2020, en pleine première vague, a parlé de négligence organisationnelle en milieux d’hébergement, ce que je n’aurais jamais penser entendre dans ma carrière. Donc il y a eu un moment où le public s’est un peu plus saisi de la question.
En parallèle, au Québec, est conduit un travail de sensibilisation important depuis 2010, avec des campagnes récurrentes, ce qui a permis, en grande partie, de lever le tabou sur ce problème social et de santé publique.
PPR Autonomie – Et les chercheurs, comment se sont-ils saisis de cette thématique ?
Marie Beaulieu. Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet, en 1987, on en parlait un peu, pas beaucoup. Ces dernières années, on constate que les connaissances scientifiques évoluent rapidement, il y a une explosion de recensions thématiques, de scoping reviews, de méta-analyses. D’ailleurs, je travaille actuellement avec des collègues de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à un recensement de l’ensemble des recensions systématiques qui ont été faites sur le sujet de la maltraitance envers les aînés. Elle comprend quatre grands thèmes : que sait-on de la prévalence ? Quelles connaissances a-t-on des déterminants, c’est-à-dire les caractéristiques des personnes aînées maltraitées, des gens qui maltraitent ou des organisations qui maltraitent ? Quelles sont les conséquences de la maltraitance ? Et, finalement, quelles sont les interventions qui ont été ou qui ont fait l’objet d’une validation, tant pour prévenir, repérer ou faire le suivi de situations de maltraitances ? La possibilité même d’établir ces catégories traduit la richesse des travaux aujourd’hui disponibles.
PPR Autonomie – L’un des axes des stratégies de lutte contre les maltraitances, c’est celui de la prévention. Comment prévenir la maltraitance ?
Marie Beaulieu. La prévention comprend de multiples facettes.
On doit commencer par lutter contre l’âgisme et la vision stéréotypée de ce que sont les aînés, de ce que sont leurs besoins, la façon dont on devrait se comporter avec eux, etc.
Ensuite il faut faire connaître le problème de la maltraitance, en parler, donner des exemples concrets au travers de campagnes de sensibilisation grand public (pubs radios, télé, encarts, etc.).
Par ailleurs, il faut que les gens sachent à qui s’adresser, en créant par exemple une ligne d’écoute avec des professionnels formés qui interviennent sur l’ensemble du territoire. Au Québec, une ligne d’écoute et de référence entend ce que les gens ont à leur dire, que ce soit les aînés eux-mêmes, des proches, des voisins, etc. Les professionnels qui œuvrent à cette ligne font également du coaching professionnel, par exemple pour soutenir un intervenant qui se trouve face à une situation de maltraitance et se demande : « Que dois-je faire ? ». Cette ligne est là pour guider les gens.
Aussi, il y a au Québec des coordinateurs régionaux qui font le lien entre tous les acteurs engagés dans des situations de maltraitance. Ces acteurs de terrain doivent régulièrement être sensibilisés et adapter leurs pratiques pour repérer les situations de maltraitance. À ce titre, tant la formation initiale de tout futur intervenant auprès d’aînés que la formation continue en milieu de travail importent.
PPR Autonomie – Pour saisir les enjeux de la maltraitance dans leur complexité, on devine la nécessité de donner la parole des personnes concernées. En tant que chercheure, comment travaillez-vous pour appréhender ce sujet ?
Marie Beaulieu. Ce n’est pas facile de réaliser une recherche sur la maltraitance en ayant directement la parole des aînés concernés. On comprend aisément les freins de certains à partager leur expérience et l’impossibilité d’autres de partager sur le sujet en raison, par exemple de coercition, de pertes cognitives ou autre. Lors d’une enquête auprès de personnes aînées ayant des incapacités, on récoltait des récits de vie sur des maltraitances subies au cours des cinq dernières années. La collecte des données fut suspendue en contexte de pandémie, mais aussi en raison des problèmes de recrutement des participants. On peut comprendre : il fallait revenir sur des évènements difficiles de leur parcours de vie. Certains participants, avaient vécu deux, voire trois situations de maltraitance, au cours des cinq dernières années et ce, pas toujours de la part de la même personne.
Les entretiens de recherche furent menés à deux : une chercheuse senior avec une professionnelle de recherche. Au sortir de chacune des entrevues, un débriefing permettait de synthétiser le contexte et ce qui avait été entendu durant l’entretien, tout comme de faire un retour sur nos ressentis soient-ils professionnels ou personnels.
C’est un privilège d’avoir des gens qui me livrent des expériences de vie difficiles. Par moment, il faut être à leurs côtés pour les aider à comprendre que ce qu’ils subissent sans le nommer ainsi, c’est de la maltraitance, et qu’ils n’ont pas à vivre ça. Il faut aussi respecter le fait que certains aînés ne veulent pas que l’on se mêle de leur vie. Ce faisant, nous avons un pouvoir d’informer, sans pour autant prendre des décisions à leur place. Ce sont des adultes à part entière, capables de s’autodéterminer. En cela, la réponse à leur donner diffère de celle aux enfants qui vivraient de pareilles situations : les aînés ne doivent pas d’emblée être présumés vulnérables, alors que les enfants le sont par la loi.
PPR Autonomie – Pour terminer, si vous aviez un dernier message…
Marie Beaulieu. En lien avec ce que je disais précédemment, mes nombreuses lectures et travaux des dernières années m’amènent à affirmer aujourd’hui qu’une personne aînée n’est pas toujours vulnérable au moment où elle subit la maltraitance. En revanche, la vulnérabilité peut devenir une des conséquences d’une situation de maltraitance. Il est donc erroné d’affirmer que la maltraitance ne survient que dans des situations de vulnérabilité.
Pour aller plus loin
Découvrez le dossier thématique « Maltraitance » réalisé par le PPR Autonomie. Constitué autour de synthèses courtes d’articles scientifiques publiés en anglais par des chercheurs étrangers, ce dossier dessine différentes voies d’analyse des expériences de maltraitances dont sont victimes les personnes âgées et les personnes handicapées.
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